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Chroniques
Alain Pelletier / Action Jazz
Benoît Delbecq, Ève Nuzzo
17e Festival Écouter Pour l’Instant – Église de St-Foy-des-Vignes (Dordogne)
Jeudi 12 octobre 2023
20h, douce soirée d’automne, on discute des concerts (très réussis) précédents avec les (très gentils) organisateurs, puis avec l’organisateur de jazz à Eymet, pestant un peu sur cette bizarre habitude de commencer les concerts bien après l’heure prévue, mais devant une table d’accueil agréablement chargée de douceurs à déguster qui pardonne tout !
Arrive Benoit Delbecq pour picorer et partager un verre et quelques mots,détendu, accessible, bavard, on parle des amis de Bordeaux, de ‘The Bridge’, des ‘Amants de Juliette’ : toujours en contact avec Serge (Adam), toujours envie de jouer ensemble, à suivre ? Bon, c’est pas tout de papoter, c’est largement l’heure d’aller bosser !
Ève Nuzzo
Ève Nuzzo, petit bout de bonne femme tout juste quinca dont on sent immédiatement la forte présence. Elle a commencé par la danse qui lui a apporté le sens de l’espace, puis art plastique, pour la construction, re-danse, contemporaine, enfin, théâtre, qu’elle pratique dans toute sorte de géométries avec des compagnies variées. Extension : en 2008 elle ajoute l’écriture à son parcours de scène, le chant aussi .
Elle nous présente ce soir sa première mise en scène en solitaire : ‘Fragments d’une petite comédienne de campagne’ (puisque périgourdine depuis quelques temps), suivi de ‘Ouf’. Dans l’intimité d’une petite église, une trentaine de spectateurs, en voiture !
Chaque scénette est introduite par des vocalises, onomatopées, chants instantanés …
Les textes sont des cris, brisés, qui frisent la folie paranoïaque. Voix de petite fille, on pense à l’amertume féroce de Zouc. Histoire d’un bobo intello, perdu dans son jeu de miroirs où il ne se reconnaît plus. Des mots, des directions inattendus, sans repères. Suites de mots, de phrases, plongés dans l’absurde, des oulipiades dont on cherche la clé. Digne héritière du délire d’Italio Calvino, de l’onirisme sombre d’Henri Michaud, d’assemblages improbables dadaïstes, On nage dans la vase d’une rage surréaliste sans âge, près à se noyer dans nos propres pensées plus trop propres, engluées dans un torrent d’images instables dont certaines nous ressemblent…
On sent bien qu’on ne va pas sortir indemne de ces diatribes insensées assénées avec force, humour sombre et dans la fragilité d’un équilibre précaire qui relie la réalité à la folie. Époustouflant !
Benoît Delbecq
On compte sur le piano préparé de Benoît Delbecq pour se reconstruire, ça va le faire !
Lui s’est installé en 73, à 7 ans, devant un piano pour ne plus le quitter. Conservatoire, jazz, musiques improvisées, électroacoustique… Il étudie avec Steve Coleman, Muhal Richard Abrams, Mal Waldron… Propulsé par son remarquable talent sur tous les fronts, toutes les scènes, il brille sur les nombreux projets qu’il induit ou participe, rafle une collection de prix et de médailles un peu partout… Bref : incontournable !
La préparation des touches graves, produit un son mat et percussif, genre gamelan indonésien, très tribal. La hauteur des aigus est approximative, bloqués par de jolis bouts de bois très calculés (certains sont percés pour avoir l’exacte densité), les cordes ne font plus vibrer les harmoniques de la même façon, on entend un nouvel instrument inventé qui n’a plus du piano que la forme, et la richesse.
On retrouve néanmoins le style particulier du pianiste, fait de nuances et d’acrobaties, de virtuosité et de simplicité apparente, de fougue et de silences habités. De rares phrasés-signature en liaison de sons et d’idées innovés.
Pas plus avare de mots que de notes, il nous gratifie, entre chaque morceau d’une architecture bien posée, d’une présentation, d’explications, d’anecdotes. Nous parle d’une virée à Chicago avec Claudia Solal, où le métro suit des ellipses du nord au sud de la ville en contournant le centre. Résume l’esprit du rythme en prisme qu’il nomme « esprythme ».
Un hommage à Soulages : clair-obscure d’où la lumière jaillit du noir en trompe l’œil. Des notes, comme la lumière, qui s’échappent d’ une fissure. Édification d’une construction faite de sons dans l’optique Zen japonais.
Retour de pays Mandingue où les basses régulières du piano se transforment en son de kora, toujours dans le tribal… Décomposition de l’éclatement d’une goutte de lait. Ambiance jungle, apparition d’une évocation de swing décalé, le jazz à fleur de touches, d’idée, de sens.
Le piano arrangé se libère des codes, minimalisme saturé de Terry Riley, spiritualité spatiale joyeuse et mystérieuse, joie et plaisir sensuel et brusque de Sun Ra… Tout ça alternativement, parfois simultanément, sans césure, sans citation ni redite, pas même de lui-même, chaque note est nouvelle et inédite, tirée d’un grand sac de voyage au bout des terres, des cieux, des univers qu’il a déjà rêvé de visiter.
Le piano se tait, le voyage, le rêve continue…
Benoît présente son installation à ceux qui traînent encore avant de rejoindre les étoiles qui illuminent le chemin de retour. Retour vers l’intérieur de soi-même révélé ce soir par 2 poètes hors normes et frontières… Cosmiques !
Par Alain Fleche
Photos Alain Pelletier